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Voici un livre dont on ne saurait trop recommander la lecture à tous ceux qui s'intéressent au philosophe Indien Jiddu Krishnamurti :

D'abord publié en Angleterre chez Bloomsbury en 1991, il a fait l'objet d'une seconde publication en fac-similé aux Etats-Unis chez Authors Guild Backinprint en 2000, édition brochée actuellement disponible chez Amazon.
Une traduction en français paraîtra l'année prochaine.

1) Mars 2012

La traduction en français est enfin parue. On peut l'acheter chez Amazon.

2) Introduction

Ce livre est à la fois une biographie non autorisée de K et une autobiographie de l'auteur (s'exprimant à la première personne du singulier).
En voici l'introduction :

Je revois encore tout cela dans des rêves tissés de lointaines réminiscences : la vaste pergola couverte de chèvrefeuille et de bignones protégeant une terrasse en brique; à une extrémité, le bassin à nénuphars rectangulaire où nageaient mes bébés canards; plus haut, des pelouses en terrasses à l'ombre de grands pins; un patio sous une tonnelle d'antiques rosiers. Et, finalement, la maison en bois de séquoia peinte en jaune. Avec, en arrière-plan, les collines arides de Ojai couvertes de cette végétation belle mais souvent inhospitalière qu’on appelle chaparral -sauge blanche et noire, manzanita, sumac et chêne vénéneux.
Notre jardin, avec ses pelouses et ses tonnelles assoiffées, constituait un véritable défi face à ce sauvage environnement. Mais son temps était compté -comme d'ailleurs l'étrange innocence de nos vies-, non seulement à cause de la pression desséchante du milieu naturel, mais également parce que nous allions être obligés de donner la priorité en espace et en arrosage à une exploitation d’orangers.
Cette orangeraie était le domaine de mon oncle, Willie Weidemann. Il en gérait les ressources avec une compétence technique et un sens pratique dignes de ses origines allemandes. L’eau venait du canyon de Big Horn, juste derrière nous. Les sécheresses n’étaient pas rares. Nous nous adaptions à ce que le ciel nous accordait en eau de pluie et en conditions météorologiques. En été, nous laissions le terrain de croquet que nous nous étions aménagé sur la plus haute terrasse de la pelouse sécher jusqu’à se réduire à un brun tapis de bardane. Par souci d’économie, l’irrigation se faisait de nuit. Je peux encore entendre, comme par enchantement, le tsk tsk tsk des sprinklers et l’odeur que la terre grillée dégageait en s’humidifiant. Scintillants de gouttelettes dans la lumière de la lune, les orangers tendaient leurs feuilles d’argent pâle comme autant de petites mains orantes en quête de bénédiction. Durant l’hiver, généralement glacial, Willie devait travailler toute la nuit en ouvrant les sprinklers pour faire monter la température car, contrairement aux autres exploitants plus bas dans la vallée, nous ne possédions pas de ces moyens de chauffage au mazout qu’on appelait des « smudge pots » et qui se disposaient en rang le long des arbres. L’avantage étant quand même d’être épargnés par le voile de fumée noire qui enveloppait la vallée ces froids matins-là.
Le verger ne se contenta pas de prendre notre eau, il s’empara aussi de notre espace. La pergola, la terrasse en brique et le bassin –ainsi que toutes les plantes exotiques dans le jardin- disparurent. Plus tard, on se rappellerait davantage la senteur de la sauge noire déposée sur nos doigts pendant nos promenades dans les collines que le parfum des charmilles de chèvrefeuille. A ma collection de canards, d’oies et de dindes familiers, s’ajoutèrent des animaux sauvages apprivoisés issus du chaparral : une mouffette, un tamia rayé, un écureuil rayé, des opossums, un bébé serpent royal et le tangara avec son aile cassée. Parfois aussi, durant les nuits de clair de lune, des coyotes venaient danser et glapir sur la plus haute de nos pelouses en terrasses, jusqu’à ce que l’aube les renvoyât rôder dans les collines. Souvent, l’odeur de la mouffette flottait autour de la maison. Une fois, nous vîmes un condor planer très haut dans le ciel juste au-dessus de notre maison en direction de son nid dans la Topa Topa Mountain toute proche.
Notre monde était un paradis pour les enfants et, me semble-t-il rétrospectivement, aussi pour les adultes.

La maison était déjà vieille quand je vins au monde. Elle avait grandi autour d’une salle de classe unique construite il y avait longtemps pour les filles des enseignants de l’école de garçons Thacher située plus haut sur la route. Elle fut baptisée « Arya Vihara », « La Maison des Aryens » en sanscrit, une dénomination qui m’a toujours embarrassée, spécialement à l’école durant la Seconde Guerre mondiale. Pas facile d’en expliquer la signification à mes amis, mais il y avait beaucoup de choses chez nous qui n’étaient pas faciles à expliquer; heureusement, de par mon éducation, je ne ressentais pas le besoin de le faire.
Il me suffisait de constater que les adultes avec qui je vivais à Arya Vihara paraissaient avoir trouvé un équilibre harmonieux entre leur vie en ermitage et leur travail à la ferme dans ce lieu hors normes.
Nous recevions beaucoup à Arya Vihara et c’était ma mère, Rosalind, qui s’occupait de nos hôtes. Il y avait trois repas par jour; petit déjeuner au lit pour ceux qui le voulaient; déjeuner sur la pelouse ou le patio quand il faisait beau; et dîner dans la salle à manger. Nous prenions un bain et nous nous changions avant de nous retrouver tous ensemble le soir. Il était clair pour tout le monde qu’on devrait s’abstenir de fumer et qu’il n’y aurait ni alcool, ni viande.
Mon père, Rajagopal, travaillait toute la journée jusque tard dans la nuit à l’arrangement et à l’éditing des causeries, conférences et notes de Krishnamurti; il limitait ses apparitions au dîner et occasionnellement à une partie de badminton à quatre heures.
Par la suite, la rangée d’acacias qui bordait le passage entre le cottage de Krishnamurti et la maison principale finit par être également sacrifiée au verger. Mais avant que cela n’arrive, souvent je me dissimulais parmi les houppes jaunes et parfumées des fleurs d’acacias et là, perchée sur une haute branche, j’attendais que ma future victime passe juste en dessous pour lui déverser malicieusement un bol d’eau sur la tête.
J’ignorais heureusement que cette personne avait jadis été proclamée « Instructeur du Monde » par les dirigeants de la Société Théosophique. Personne n’utilisa ce terme dans mon enfance. Comme je rencontrais des difficultés de prononciation, je transformai Krisnamurti en Krinsh et c’est sous ce nom que je l’ai toujours connu.
La vie changea considérablement avec la Seconde Guerre mondiale. Ma mère eut beaucoup plus de travail. Un jardin potager, des vaches, des poulets , des fromages à confectionner avec les surplus de lait et du beurre avec une baratte à main s’ajoutèrent aux travaux du ménage. On avait des ruches aussi. C’était ma mère et Krinsh qui revêtaient les filets et les gants pour s’attaquer aux ruches, tandis que je me chargeais de l’extraction du miel. Nous fûmes, de fait, autarciques pendant le conflit; en tant que pacifistes, nous ne voulions pas être une charge pour le pays. Notre effort de guerre a consisté à expédier le maximum de produits alimentaires au-delà des mers.
Ces années de guerre occupent une place de choix dans ma mémoire. Alors que la plupart des gens connaissaient des existences déchirées, nos vies à nous se sont trouvées liées et solidaires comme jamais elles ne l’avaient été auparavant et ne le seraient plus après. Mon père et Krinsh cessèrent de voyager et nous fûmes tous coincés à Ojai pour toute la durée du conflit. Mon père déménagea son bureau de Hollywood à Ojai. Le rationnement en carburant avait restreint les déplacements en voiture; nous devions par ailleurs l'économiser toute l’année pour garder la possibilité d’aller passer six semaines au Sequoia National Park l’été. Là, parmi les arbres gigantesques vieux de 3 000 ans, nous étions rejoints par tout un groupe originaire de Ojai : famille, amis et femmes célibataires disciples de Krinsh qui suivaient discrètement ce dernier partout où elles le pouvaient.
Les personnes les plus proches de nous à l’époque, celles encore en vie aujourd’hui, doivent se demander ce qui a pu faire que tout ait si mal tourné par la suite, qu’une harmonie telle que celle qui semblait régner entre nous, une telle vitalité spirituelle et mentale et une telle entreprise mystique, aient pu voler en éclats et déboucher sur des affrontements aussi désastreux devant des tribunaux. Comment trois personnes -Krinsh, mon père Rajagopal et ma mère Rosalind- qui, pendant à peu près un demi-siècle, avaient semblé si indissolublement unies en partageant des existences d’une totale générosité, exemptes d’égoïsme, désintéressées, ont-elles pu se trouver impliquées dans d’aussi cinglantes et amères accusations portées par l'une d'entre elles contre une autre ? Comment des idéaux de fraternité humaine, de renoncement à la violence contre toute créature, de libération de la peur, de l’ambition et de la culpabilité, comment des idéaux d'une telle élévation ont-ils pu dégénérer en une telle discorde ? Les graines du conflit ont dû nécessairement être semées quelque part sur le chemin, en deçà de mes souvenirs.
Dans la première partie de mon livre, je remonte dans le passé jusqu’aux origines de la Théosophie, et je m’intéresse aux liens de mes proches avec cette Société ainsi qu’au rôle de catalyseur qu’elle a joué dans la formation de ma famille. La deuxième partie entremêle des souvenirs personnels d’incidents et de personnes en rapport avec nos vies, et la troisième décrit le triste résultat de ce qui a été semé longtemps auparavant.